2012/02/12 - Conférence-débat - Espoir, Espérance

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Rémy Kurowski : C’est la troisième rencontre consacrée au va et vient entre la dimension psychologique et la dimension spirituelle. Aujourd’hui, le va et vient entre ces deux dimensions, entre deux mots bien chargés de sens, l’espoir d’un côté et l’espérance de l’autre, parce que c’est dans une distribution binaire que cela se situe, mais on verra que ce n’est pas aussi simple que cela, même un peu plus complexe, mais c’est le même principe : dialogue entre nous deux et débat ouvert pour mettre en résonnance ces deux mots et ce qu’ils peuvent évoquer pour chacun d’entre nous.


Jean Christophe Dardenne : C’est la dernière conférence dans cet esprit qui est de faire dialoguer l’espoir qui s’inscrirait plutôt dans le réel, le quotidien et l’espérance qui est une notion plus spirituelle. L’espoir, c’est une attitude de vie qui permet de ne jamais renoncer, de croire qu’on arrivera toujours à surmonter les difficultés même les plus dures. Ce n’est pas une attitude purement intellectuelle ni biologique.


Cette attitude est soutenue par deux mouvements : un mouvement interne qui est l’espoir que ses forces propres sont suffisantes pour surmonter les épreuves, quelque soit l’adversité, que ces forces ne seront jamais anéanties, que quelque chose résiste qui est plus fort que l’adversité, mais aussi un sentiment externe : l’espoir qui fait que l’on croit en l’autre et que l’autre peut nous apporter une aide.


Ces deux mouvements portent l’espoir, c'est-à-dire un sentiment qui dépend de la certitude qu’on a suffisamment de force, de capacités en soi pour être plus fort que le destin, mais aussi cette certitude aussi forte que de l’autre viendra une aide – quand ? comment ? –


RK Dans la dimension spirituelle quand on décline ces deux mots, espoir, espérance, on se réfère évidemment à la Bible : dans le Nouveau Testament le mot est utilisé 31 fois (épitres de Paul) et seulement dans l’Evangile de Luc.


Cet espoir, cette espérance de quelque chose, c’est très important dans la Bible : l’espoir, l’espérance viendront du salut, c’est la grande ligne qui est tracée et il y a une distinction entre espoir et espérance dans cette vision biblique du Nouveau Testament.


Espérer c’est attendre le salut et il y a deux conditions pour bien l’attendre : la joie et la confiance.


L’espérance, c’est espérer à… quelque chose. C’est de l’ordre de l’aspiration vers quelque chose de concret, alors qu’espérer c’est attendre.


Dans un mot on insiste davantage sur une attitude intérieure et dans l’autre plus sur une dynamique que cette attitude va générer : il ne suffit pas d’être dans l’espoir : il faut mettre l’espérance en oeuvre, en action.


JCD je dirais au sens psychologique que l’espoir est là, si la personne en difficulté qui veut surmonter l’épreuve est attentive aux autres. Ce qui peut fermer la porte de l’espoir, c’est cette capacité à se retirer, à se replier en soi et de n’être plus en relation avec les autres.


RK dans la vie spirituelle, le danger de ce que vous décrivez, c’est de tourner la vie spirituelle vers l’intérieur de l’être que l’on est, comme un circuit fermé : il n’y a plus de renouvellement de la vie ; cela veut dire que malgré tout, en croyant être relié à Dieu, en étant coupé des autres, on n’est pas relié à Dieu : l’un conditionne l’autre.
JCD en termes psychologiques, je dirais que quand les choses sont clivées, quand l’imaginaire pose le paradis à long terme (par exemple) dans la réalité au quotidien, il n’y a rien de cet ordre qui est investi, c'est-à-dire que la personne ne fait plus attention à elle ni aux autres, parce que tout est clivé, tout est remis à beaucoup plus tard.
RK nous avons parlé de ce clivage dans notre préparation, ce clivage qui dans la dimension spirituelle est effectivement source de beaucoup de problèmes, surtout dans la perspective de l’espérance chrétienne : on remet à plus tard ce que Dieu pourrait faire pour le croyant que je suis et dans la mesure où cette espérance concerne la vie éternelle, une fois mort, donc cette vie éternelle n’est pas présente dans ma vie de baptisé.


Dans cette logique pendant des siècles, on nous a appris à vivre dans l’espérance de la vie éternelle, avec ce clivage par rapport au quotidien : cela produisait comme effet une attitude dans laquelle on assumait la souffrance de la vie quotidienne avec une abnégation absolue. C’était aussi un moyen pour maintenir la stratification des conditions sociales ; tout un système moral s’est construit : un système d’organisation de la vie de société alimenté par une source religieuse, laquelle était déviée. Ces clivages sont connus dans la vie spirituelle et les effets sont aussi désastreux.


JCD ce clivage existe au niveau psychiatrique quand les gens n’investissent plus dans la réalité leur vie propre et leurs proches, cela indique que toutes les forces, les énergies sont mises au service d’un délire et non plus du réel. Plus l’investissement est loin de la réalité, plus le risque est grand de délirer ; la société délire parfois elle aussi, il n’y a pas que l’individu. L’espoir est avant tout une attitude, un sentiment sous tendus par la conviction profonde que les forces de vie surpassent les forces de mort, les puissances créatrices sont toujours plus fortes que les puissances destructrices. S’il n’y a pas cette perspective, il n’y a pas d’espoir possible.


RK c’était aussi pour moi une prise de conscience supplémentaire quand vous avez formulé cela de cette façon : toute la spiritualité chrétienne est directement fondée sur cela, ce qui veut dire que l’on se rend compte que l’espérance chrétienne renvoie aux mêmes fondations où l’on découvre que la vie doit être plus forte que la mort ; si c’était l’inverse, on n’existerait plus. Dans la vie spirituelle, c’est la perspective seule qui n’est pas la même : pour nous il y a deux horizons, terrestre et céleste, et c’est la superposition des deux qui est intéressante et non pas l’éviction de l’un par l’autre.


JCD pour en revenir à une dimension plus psychologique, cette idée qu’il y a un ordre, une loi, fait que dans les moments où les puissances créatrices sont mises en suspens parce que l’oppression, l’humiliation, la douleur sont plus présentes, l’individu qui garde espoir, c’est parce qu’il existe une énergie salvatrice, libératrice, un remède, quelque chose qui permet de dépasser le chaos et faire qu’à nouveau, la vie, l’énergie créatrice retrouvent leur dimension première, c'est-à-dire que la période de chaos est entre parenthèses.


RK qu’est-ce qui est premier le chaos ou le remède ?


JCD d’après les grecs, le chaos à l’origine de tout.


RK c’est une des manières de définir les origines du monde. En hébreu, tohu bohu correspond à cette notion de chaos : un univers matériel désordonné et c’est Dieu qui arrive avec sa puissance créatrice pour mettre de l’ordre. La deuxième manière est ‘’ex nihilo’’ (à partir de rien).


Ces deux notions se côtoient et la Bible n’a jamais choisi. Est-ce le chaos ou le remède en premier parce que le remède, c’est pour arriver à l’ordre. Quand on réfléchit à cela à partir de l’expérience humaine, on peut se poser la question. Qu’est-ce qui est premier dans un petit être humain qui nait ? A quel niveau va-t-on parler du chaos dans son existence ? la dimension physique, biologique, psychologique et spirituelle, comment cela s’organise ? comment cela joue ?


JCD Je connais des sujets qui naissent dans un univers chaotique, par exemple les enfants autistes qui dès la naissance sont pris dans un monde morcelé et chaotique qui fait qu’ils n’arrivent même pas à s’attacher à leur mère dès la naissance. C’est une exception ( 4 pour 10000)


Au niveau individuel, avoir foi dans le fait qu’un remède existe, ce n’est pas de l’ordre de la raison, mais d’une inclination à penser que je crois qu’une chose essentielle pour se remettre à vivre, c’est espérer cela, savoir que pour sortir d’une période difficile, il va falloir une adaptation à un renoncement où parfois on sacrifie quelque chose de soi. Il faut un réaménagement interne pour que les choses aillent mieux.


RK cela me fait penser à un passage de l’Evangile de Marc où Jésus chasse un mauvais esprit d’un homme et lui dit ensuite : garde toi bien, parce qu’en te croyant libéré, tu peux tomber encore plus bas, puisqu’il va revenir avec cet Autre encore plus puissant que lui-même. Il y a de l’attention et il faut sacrifier quelque chose. Il faut sacrifier du temps et de l’énergie, pour se retrouver sur quelque chose qui permet de vivre.


JCD c’est le paradoxe de l’espoir. Pour ne pas tomber dans la mélancolie face à des moments de deuil, de souffrances, il faut se dire que pour se remettre à vivre de façon harmonieuse, il faut par contre faire le deuil de quelque chose en soi, lâcher quelque chose de soi. Cette évolution vers le mieux ne se fera pas sans renoncement.
RK cela veut dire qu’il y a du prix à payer et que cela coûte quelque chose, dans la dimension spirituelle. L’objectif, ce n’est pas l’harmonie en soi, même si c’est très important parce que Dieu nous désire dans le bonheur ; la perspective n’est pas la même parce qu’il s’agit d’autre chose qu’on appelle la vie éternelle qui est cherchée, qui est le bonheur absolu en Dieu, et qui ne peut être obtenue¸que malgré ses efforts, il n’arrivera jamais à cela de son vivant. Donc il faut admettre que l’harmonie de soi qu’un autre pourrait chercher tout à fait normalement, lui il n’y parviendra pas. Donc il quitte ce terrain à un moment donné en sachant que s’il y a du prix à payer, ce n’est pas seulement dans la recherche absolue, mais en se remettant entre les mains de celui en qui il a mis toute sa confiance : il a un vis-à-vis, ce Tout Autre qui s’est manifesté en Christ qui lui permet de ne pas sombrer dans le désespoir en découvrant sa condition humaine telle qu’elle est. Le jansénisme passait par là et on est encore dans les effets de cela.


Il ne peut pas se contenter de cette mécanique mentale qui consisterait à chercher à tout prix une harmonie de soi et pourtant il sait que c’est extrêmement important- chercher tout cela et favoriser à tout prix à ce que le bonheur advienne dès maintenant, et non pas seulement après cette vie.


JCD Il y a deux lois fondamentales en psychiatrie et en médecine :
- La vie demande toujours des réaménagements, la vie demande sans cesse que nous nous adaptions, que nous changions, que nous ne restions pas figés
- Il n’y a pas d’évolution possible de l’humain sans un travail de deuil. L’être humain évolue à travers ses renoncements : c’est en lâchant des choses que l’évolution se fait et non pas dans le toujours plus.


RK Cela me fait penser à Charles de Foucault qui était dans le ‘’toujours plus’’. Devenu moine, il était toujours dans le toujours plus dans sa vie spirituelle. C’était jamais suffisant dans son abnégation, dans son renoncement, dans l’idée d’honorer Dieu. La dimension spirituelle est extrêmement dépendante de la mécanique psychologique¸ de l’ego.


JCD je voudrais revenir sur le thème de l’espoir, ce côté paradoxal : pour pouvoir renoncer pour se remettre à vivre et continuer à espérer, il y a quelque chose en quoi il est indispensable de croire, outre ses capacités propres qui ne doivent pas être totalement anéanties, c’est de croire en l’autre, parce que la pire chose face à l’épreuve, c’est de se retrouver seul. Il faut cette perspective de dire : l’autre est là, je peux compter sur lui, à un moment ou à un autre une aide secourable viendra.
RK encore une évocation : l’expérience du prêtre. Combien de fois je rencontre des gens qui ne croient pas que la solution peut venir de l’autre… tellement enfermés dans leur douleur bétonnée dans des idées toutes faites captées chez les autres, et appliquées à leur propre douleur. C’est une sorte d’auto pansement sur soi que l’on fait pour survivre : c’est admirable en soi, mais quelle tristesse, cette perte de tout espoir, par suite de déceptions vis-à-vis des hommes ; cela n’a rien à voir avec une question d’âge, c’est autre chose : c’est l’enfermement à l’intérieur de son propre monde et la seule nourriture, le seul espoir, c’est la sortie par la mort. Dans la spiritualité, on découvre la force du lien avec l’autre ou avec les autres, et c’est vraiment dans cette réalité que l’on voit à quel point on est amené à lutter contre les assauts de la mort (non pas les pulsions de mort) mais vraiment des assauts au sens premier du terme.


Certains pensent vraiment que personne ne pourra faire quelque chose pour eux ; leur seule volonté, c’est de survivre dans leur malheur.


JCD c’est un problème individuel sous l’angle de la dépression, mais c’est aussi un problème collectif : quand le lien social devient de plus en plus de mauvaise qualité, le risque effectivement, c’est que les gens soumis à différents problèmes, perdent l’espoir en l’autre ; une société devient malade et mortifère à partir du moment où cette force vivifiante que sont les interactions sociales ne sont pas mises en avant. L’individu seul, l’état seul ne peur répondre. Il faut que les liens internes subjectifs soient suffisamment vivants et souples pour que ce soit tout un chacun qui puisse s’entraider.


RK est-ce que cela veut dire que sans espoir, sans espérance (à quelque niveau qu’on la situe) il n’y a pas d’avenir possible ?


JCD la pulsion de vie fait qu’au départ l’être humain est social, parce que dès son plus jeune âge, il a besoin des autres. C’est inscrit dans notre histoire, c’est le seul être vivant qui, à la naissance n’est pas autonome : tous les autres mammifères sont autonomes. L’être humain a besoin, pendant plus d’un an, de soins bienveillants et continus de la part d’une mère.


Si par la suite, il y a des blocages, c’est le fait de malades : le propre de l’être humain, c’est d’être social


L’espoir, cela repose sur un trépied : la confiance en soi et en l’autre c’est articulé ; la patience et la capacité de résistance aux éléments nocifs ; s’il n’y a pas ces trois éléments, notre capacité d’espérance de vie devient boiteuse.


RK pour illustrer, St Paul dans l’Epitre aux Romains ‘’ nous avons été sauvés, mais c’est en espérance ; voir ce que l’on espère, ce n’est plus l’espérance’’ ce syllogisme pointe le fait que le salut que l’on espère, on ne le voit toujours pas, et en même temps, il se donne à voir, mais d’une autre manière.


Une intervenante : dans notre société, on n’apprend pas assez la frustration, et à cause de cela, on n’a pas assez d’estime de soi. La frustration apprend à l’enfant à se construire, à avoir confiance en lui.


JCD la frustration, je la rencontre souvent dans mes consultations : ce sont des enfants qui ne supportent pas le ‘’non’’ et je crois que plutôt que l’estime de soi, la frustration donne des personnes dans une sorte de toute puissance : ces enfants prennent leurs désirs pour la réalité, ils sont dans un imaginaire tout puissant où les parents ne leur ont pas appris à limiter leurs désirs. Ils sont dans un monde fantastique et se prennent pour des demi-dieux. Ils doivent apprendre à résister à leurs envies, à leurs pulsions. On peut ne pas être d’accord et s’aimer quand même…


Une intervenante : quand vous dites que pour aller vers l’espoir, il faut se tourner vers les autres mais la personne qui est en face de nous n’est pas toujours dans l’accueil. Pour pouvoir l’accepter, il faut apprendre aux enfants à voir dans l’autre quelqu’un de bienveillant, même si elle ne satisfait pas à la demande.


JCD la maman ne doit pas être trop gentille. Quelqu’un de trop gentil, c’est louche…Etre vrai, ce n’est pas facile. En revenant à notre conférence, je dirais qu’il y a cet aspect de savoir toujours s’appuyer sur l’autre, saisir une aide même la plus modeste, être ouvert à cette perspective que l’autre va nous apporter un soutien mais pas sous la forme sous laquelle on l’attend, c'est-à-dire rester ouvert à toute opportunité, toute nouveauté :c’est comme cela que va se manifester l’aide de l’autre. Les gens qui restent dans l’espoir sont dans cette perspective là : ils sont portés par le regard bienveillant de l’autre.


RK ce que vous dites me permet de situer cela dans la dimension spirituelle : le vent souffle où il veut (Jésus et Nicodème), personne ne sait d’où il vient et où il va. C’est cet inattendu là qui est attendu comme le possible à accueillir par le croyant et qui vient de la part de Dieu, donc on a beau ordonné les affaires, la révélation aidante surgit parfois de façon inattendue, tout en nourrissant la dimension spirituelle également de façon inattendue. Cela permet d’entretenir la notion de gratuité dans la relation, c’est à cet endroit là que cela prend toute sa signification : je ne suis pas l’obstacle à cette circulation heureuse.


JCD dans les aides soudaines, il faut se méfier de l’être diabolique qui aliène et qui enchaine. Je pense à certaines sectes qui recrutent à travers des tests psychologiques et qui vont recruter des personnes en grande difficulté et qui sont des proies idéales.


RK cela existe et cela touche la dimension spirituelle, parce qu’on se rend compte que dans la dimension purement croyante, tout doit être ramené à la gratuité alors que dans la dimension diabolique, on sait que cette puissance est certainement intéressée d’une part et d’autre part qu’elle n’est pas dans l’intérêt de la personne sur laquelle elle agit mais à son dépens. C’est tout l’inverse de la dimension dans laquelle l’être humain se retrouve pour épanouir sa liberté d’aimer : il ne va pas être emprisonné mais libéré. Dans la dimension diabolique, il est assujetti, rendu esclave et du coup il se soumet à la volonté de l’autre qui est un autre qui va le conduire à sa perte.


JCD qu’est-ce qui fait que les personnes, parce qu’elles sont dans l’espoir vont choisir la bonne opportunité qui leur permet de rebondir, et d’autres, dans le désespoir vont tomber dans les griffes d’un groupe malveillant. Avoir conscience de sa valeur propre, savoir, même humilié ou blessé, qu’il reste une valeur propre, estimable à chaque être humain, et avoir un jugement, un cadre qui permette de choisir et de dire non quand il le faut. Etre dans l’espoir, c’est savoir dire non à certaines propositions aliénantes.


RK aliénantes ou pas bonnes au moment où l’on pourrait éventuellement les réaliser.


JCD ce qui fait la valeur d’un être humain par rapport au règne animal, ce qui lui permet d’avancer, d’évoluer, c’est qu’il y a quelque chose de fondamental en lui, d’inaliénable et qu’il peut transmettre. Je pense que l’être humain sait que la vie chez lui ne se résume pas à quelque chose de purement intellectuel, ni purement biologique mais qu’il y a quelque chose d’autre qui lui appartient et qu’il se doit de préserver et de transmettre.


Une personne qui peut rebondir, c’est une personne qui perçoit qu’elle a du prix et qu’elle peut aider quelqu’un. Dans nos relations à l’autre qu’est-ce qu’on transmet ? l’être humain a ceci de singulier que contrairement à l’animal qui ne fait que reproduire, dans sa relation aux autres, il transmet des choses, pas seulement par la parole. Cette transmission fait que l’être humain ne cesse d’évoluer, de changer, de s’enrichir depuis des millénaires. Il transmet de plus en plus de choses.


Chacun apporte son paquet. On reçoit on donne, ce n’est pas forcément quelque chose d’objectivable. Dans la transmission, il y a quelque chose de non raisonnable qui se transmet et fait qu’avec certains individus, cela passe et avec d’autres non. La transmission n’opère pas toujours en ligne directe ; un enfant peut être imprégné par un adulte (instituteur, conseiller etc..) et il va ensuite transmettre : c’est au-delà d’un phénomène biologique ou intellectuel. Si dans certaines conditions extrêmes des êtres humains survivent c’est parce qu’ils ont quelque chose à transmettre ; ceux qui ne croient plus en rien ont moins de chance de survie. Une mère aura beaucoup plus de force pour se maintenir en vie, si la vie de son enfant en dépend.


Un intervenant : ne peut on pas distinguer au moins 2 plans : le plan objectif de ce que nous vivons : on transmet une formation, un état d’esprit, des projets que l’on peut vivre de façon primitive et un autre plan (en faisant référence à l’espérance) où il y a quelque chose de l’au-delà, qui est à l’arrière plan ; il y a aussi une transmission dans cette direction, c’est la notion de Dieu, de croyance, il y a un certain nombre d’éléments qui ne sont pas objectivables. Il y a bien une relation qui se fait entre ces deux plans, une permanence qui se fait aussi dans le mouvement, les choses évoluent. Il y a une articulation, l’une se nourrit de l’autre. Comment spirituellement peut-on l’appréhender ?


RK par rapport à cette transmission humaine, on est dans la situation où l’on ne transmet pas par accumulation, éventuellement on lègue des biens matériels ou intellectuels, mais c’est d’un ordre comptable.


Ce que l’on transmet, en revanche, c’est le coeur du rapport à la vie et on transmet l’amour – cela peut être dans des gestes ou des circonstances très pauvres- mais avec la même noblesse que dans des situations humaines désirables. Donc cette transmission, elle est déjà de la même nature ou plutôt, elle me permet dans la dimension spirituelle d’être reconnu au coeur même de la dimension spirituelle ; je reconnais cette dimension première qui est transmission d’amour au sens humain du terme comme quelque chose qui n’est pas quantifiable, qui se transmet de génération en génération et dont la mémoire se construit.


Par rapport à ce réflexe de survie dans la dimension psychologique, c’est tel quel que je le transfère dans la dimension spirituelle mais je lui donne une autre perspective ; cette transmission d’amour, je l’accueille aussi telle quelle dans la dimension spirituelle, et je la mets dans une perspective. On est à la rencontre entre l’anthropologie psychologique et l’anthropologie chrétienne que j’essaie de comprendre ; ce ne sont pas deux points d’appui séparés l’un de l’autre. C’est à partir de la perspective de la vie éternelle que l’on peut comprendre cet amour qui est la véritable richesse que l’on transmet et pour laquelle la tradition a tout son sens.
(2 Co 1-10) ‘’c’est lui qui nous a arrachés d’une mort si terrible…’’


Ce qui est déjà de l’ordre de la délivrance n’est pas nul et non avenu comparé avec ce qu’il y aura après. Il y à a travailler dès maintenant sur la libération de l’être humain. Dans la perspective chrétienne, on se rend compte que le tissu psychologique participe aussi à la création.


Un intervenant :comment comprendre la résilience ?


JCD c’est un terme qui a été utilisé par Boris Cyrulnik : c’est la capacité de l’être humain de faire face à un traumatisme, de le digérer et de pouvoir continuer sa vie le mieux possible, c'est-à-dire en restant ouvert et perméable aux autres, sans se refermer. Boris Cyrulnik, ce n’est pas par hasard qu’il emploie ce mot là, car il est issu d’une famille de juifs polonais.


En conclusion, ce sont les liens que nous avons tissés dans notre vie qui nous nourrissent. Ce bien inestimable que l’on cherche à transmettre, c’est notre capacité à lier avec les autres, à aimer et à être aimé. De tout temps, il faut savoir que nous sommes une grande communauté humaine et finalement, la société idéale serait une société fraternelle où on laisse la place à tout un chacun.


RK ce mot est remis à l’ordre du jour, la fraternité devient de plus en plus importante et plus fragile.


JCD toute société en crise a deux façons de surmonter, soit en générant un ennemi sur lequel on va projeter tous nos travers et lui faire la guerre, soit prendre conscience de ses erreurs. C’est préférable que de chercher la guerre civile.


RK cela renvoie à l’Evangile d’aujourd’hui : nous sommes tous des lépreux qui devons être purifiés.


Un intervenant : l’être humain est par essence un être social. Que pensez-vous de la situation d’un ermite ?


JCD la quête de l’ermite, elle est simple ; c’est je renonce à la relation à l’autre, mon frère, pour rechercher une relation au grand autre¸ à l’absolu. Parce qu’il renonce à la relation avec ses frères, cela le pousse dans le sens d’une recherche plus spirituelle, c’est un cheminement très particulier, c’est une vie d’ascèse.


RK c’est pour être avec lui-même, se confronter à ses propres démons et essayer de les dépasser dans une relation toujours plus forte avec Dieu. Tôt ou tard, la rencontre avec l’autre survient de par l’instabilité de la situation d’isolement et l’insécurité.


Un intervenant : peut on employer le terme d’empathie plutôt qu’amour ?


JCD l’empathie, c’est la capacité de s’identifier au vécu de l’autre, aller vers l’autre, ressentir ce qu’il ressent. Elle peut être utilisée de différentes façons ; c’est une capacité de s’identifier à l’autre mais cela ne signifie pas que l’intention soit toujours bonne.


RK sur le plan spirituel, je peux au travers de quelques techniques être dans l’empathie, de bien ressentir ce que dit la personne, mais je peux aussi la manipuler à souhait. Un mot beaucoup plus intéressant, c’est la compassion : faire résonner en soi la douleur de l’autre. Dans la Bible, c’est le mot compassion qui est utilisé : Jésus qui est retourné dans ses entrailles. Il y a de la souffrance qui n’est pas une souffrance pour remplacer la souffrance de l’autre, mais une souffrance à cause de la relation qui est une relation donc d’amour, au sens de ce que Dieu a de meilleur pour que l’homme soit le meilleur possible.


JCD une des compassions que tout le monde connait, c’est celle de la mère pour son nouveau né : l’empathie, c’est une capacité technique de ressentir. Dans ma profession, il y a forcément des histoires qui me touchent au-delà de la relation professionnelle : il faut y mettre un peu de soi.


Dans une relation professionnelle landa, on analyse l’autre de manière empathique, mais on n’est pas forcément touché.


RK et comment reliez-vous cela à votre moi profond ?


JCD les enfants, les adultes qui viennent consulter et que je sens seuls, en très grande souffrance me font dire que là, il faut que je mette du temps, de l’énergie et que je sois un peu plus qu’un simple clinicien, parce que s’ils ne sentent pas la main tendue, cela peut aller très mal.


RK donc il y a une différence ; cela suppose un jugement… c’est quoi ce bien inaliénable dont vous avez parlé tout à l’heure ?


JCD c’est toute la nourriture affective ou réelle que nous avons reçue et que nous voulons transmettre : ces nourritures affectives sont inscrites en nous, elles ont laissé des traces.


Un des biens les plus importants que les parents transmettent à leurs enfants, c’est l’idée qu’ils font partie d’une communauté et qu’ils obéissent à une loi : c’est le cadre éducatif de base.


Une intervenante : l’espérance, c’est espérer dans un avenir et l’espérer maintenant : c’est cette dimension de présent que beaucoup n’ont pas. Comment la faire naître ?
RK comment donner envie de boire à un âne qui n’a pas soif ?.... Il faut être à même de pouvoir provoquer cette soif, non pas pour demain, mais pour aujourd’hui.
Un intervenant : une composante importante de l’espoir, c’est le progrès.


RK peut être dans la dimension psychologique mais je ne pense pas que cela s’applique à la dimension spirituelle : ce n’est pas identique. Dans le régime chrétien, la notion de progrès est vraiment secondaire par rapport à la notion de la réception du don. Le don de la foi est donné, après on accède à la compréhension des choses de façon progressive, mais l’amour de Dieu pour ses fils, il est donné entièrement. Il fait irruption avec sa fulgurance d’évidence, mais après comment on monnaye cela dans la vie de tous les jours…


Le pardon n’est pas la remise des compteurs à zéro : ce n’est pas un pur et simple effacement. C’est une absorption de ce qui est négatif par la puissance divine ; je suis libéré mais c’est comme un noeud fait entre deux bouts de corde ; il y a de plus en plus de noeuds, la corde est de plus en plus courte et de ce fait, je suis de plus en plus proche de Dieu ; les pardons successifs sont intégrés.


JCD pour le pardon, je pense que l’être humain qui est dans un conflit violent avec quelqu’un, sa famille par exemple, cela lui prend beaucoup de temps et d’énergie : le pardon intervient lorsque cette personne, au lieu d’alimenter sans cesse le conflit, découvre l’autre. Là effectivement, il va pouvoir se dégager de ce lien pathologique parce qu’il aura reconnu qu’il n’était pas lui-même exempt de faute. Il a cessé de se prendre pour une victime.


RK pour revenir sur l’inclinaison positive de la nature humaine, dans la spiritualité chrétienne, c’est ce principe qui prédomine, c'est-à-dire que la nature humaine n’est pas corrompue par la société au point de ne pas pouvoir elle-même discerner le bien. Au départ, nous partons tous du même endroit, après dans notre réception, dans notre vécu, les combats et les difficultés ne sont pas les mêmes pour tous. Dans la vision spirituelle chrétienne, il n’y a pas de caractéristique qui pourrait alourdir la marche vers Dieu, au point de la rendre impossible.