2015/05/02 - Journal - Maya Népal II

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QUAND LA TERRE TREMBLE AU NEPAL

MAYA-NEPAL ; deux groupes pour un projet commun.


Durant toute l’année 2014-15, le projet de l’aumônerie des lycéens de la communauté catholique francophone de Hong Kong portait sur l’aide à apporter aux enfants pauvres de Katmandu. L’association de Maya Népal, créée il y a 20 ans par une française de Hong Kong, servait de voie de transmission des effets des actions menées. Le projet consistait non seulement  en la récolte de fonds, mais aussi en voyages sur place. Les jeunes, désireux de prendre part au projet  jusqu’au bout, étaient trop nombreux pour partir ensemble. Va-t-on se plaindre ? Sûrement pas ! Pour partir dans la phase ultime de la réalisation de ce projet sur place, on les a séparés en deux groupes.

Le premier groupe est parti durant le Triduum pascal de la Semaine Sainte.  Les autres deux semaines plus tard, aussi dans la seconde partie de la semaine ; ce détail est important pour la suite de cet article à cause du caractère symbolique du parallélisme établi entre ces deux groupes. Comme prévu, les premiers ont vécu un temps de rencontres et d’actions comme une suite logique de l’année de préparation. Les valises pleines de vêtements récoltés essentiellement auprès des membres de la communauté catholique francophone, ils ont apporté avec eux les sourires d’ados désireux d’être des acteurs utiles dans la vie. Les chants et les rires à la bouche et la joie de vivre dans leurs cœurs, ils ont vécu un voyage plein de belles rencontres. Même si la misère crève le cœur parce que les yeux,  ils entendent des paroles de reconnaissance et sont témoins de la générosité locale qu’ils peuvent identifier comme un vrai amour du prochain. Ils sont rentrés pleins d’espérance pour un monde meilleur, espérance germant déjà dans leurs cœurs. Plus tard ils verront comment poursuivre cet élan si merveilleusement suscité par les organisateurs et soutenu par leur parents, proches et amis. Avec tout cela, ils sont partis  en vacances, ni vraiment pour  l’oublier ni pour s’en reposer. Mais sûrement pour permettre à la douce coulée de la vie  de faire  naturellement son œuvre de maturation et de cristallisation de la vision d’un monde qui a besoin d’eux. Ils savent qu’ils sont déjà suffisamment grands pour cela.

Le second groupe n’avait qu’à poursuivre sur la lancée du premier. La voie était tracée, le concept déjà bien éprouvé : la bibliothèque à mettre en place, les cartables à distribuer, sans oublier les vêtements et des sous à laisser pour que l’organisation bénévole de Maya-Népal poursuive sa mission. Ils venaient sur du déjà vu, pourrait-on dire, c’est sûrement moins palpitant que le voyage du premier groupe. Non, ils n’avaient pas l’impression de vivre un voyage de « seconde main ». A 15 ans, l’on n’est pas à cela près, car tout est neuf, tout est intéressant, et surtout le fait de se retrouver entre camarades procure le sentiment d’appartenir à un monde qui entre dans sa propre histoire. Cependant le dépaysement, tout compte fait, est tout relatif, car beaucoup ne sont pas à leur premier voyage découverte touristique et/ou humanitaire en Asie ou ailleurs dans le monde. Si dépaysement il y a en toile de fond,  c’est avec un agréable car rassurant sentiment d’être parti et en même temps de n’être ni perdu ni lâché. Ils étaient partants pour un tel dépaysement, et réellement ils se sentent bien  entre eux et dans une  sécurité garantie par les adultes qui en ont la charge. Ils suivent le programme qui se déroule comme prévu, donc avec des rencontres avec les enfants dans les écoles, des visites dans les quartiers où ils habitent. Les temps spirituels dans l’après-midi pour rencontrer un jésuite, puis une autre fois pour parler de ce que veut dire pour nous, les chrétiens, que d’être à l’écoute de nous-mêmes, des autres et tout cela parce qu’à l’écoute de Dieu, comment il nous parle, comment être attentif aux signes qu’Il nous envoie ?!  Mais personne ne s’imaginait qu’ils auraient à mettre cela en pratique si vite et de façon aussi inattendue.

En effet pour savoir lire les signes, ils en étaient confrontés à l’obligation de le faire dans les heures qui ont suivi cet échange. La terre en trembla !  Qu’est-ce qui se passe dans le cœur et dans la tête lorsque la terre bouge ? Tiendra, ne tiendra pas, les bâtiments s’effondrent, les murs tombent, parfois la terre s’ouvre. Où est-on à l’abri, nulle part, déjà cinq minutes en vie et cinq de plus. Combien de temps…? Ouf ! Finalement, l’avion décolle, le retour à Hong Kong est imminent ; les familles sont prévenues,  la communauté catholique, le consulat, le lycée français. Une cellule psychologique est mise en place pour éliminer la sensation de mal-être qui s’est plantée  comme une flèche dans le tissu sensible de leur être. Sur une telle blessure s’est imprimée en caractères gras et en force agissante la mémoire, porteuse et révélatrice d’images. Et leurs proches n’en sont pas indemnes, par ricochet ou par effet de boomerang  mais, toujours par amour, ils participent à la fois en témoins plus ou moins impuissants, mais finalement toujours en acteurs agissant... Tout cela suppose beaucoup de temps pour intégrer ce qui doit l’être, l’irréversible de l’expérience. Oui ! La terre trembla et cela fait mal, très mal en soi et autour, mais sans trop s’arrêter sur ceux autour, car cela ferait encore  plus mal, et pourtant on y pense, et si l’on n’y pense pas tout le temps c’est bien présent, tellement présent qu’à tout moment cela peut se manifester, le tissu sensible de leur être est gorgé de toutes ces sensations qui n’attendent qu’à s’exprimer, de l’extérieur ou de l’intérieur, en soi, dans un dialogue soliloque ou plutôt dans un silence qui sourd comme une invitation au dialogue avec soi-même, impossible tant qu’elle ne passe par un autre, par un tiers par rapport au soi-même qui se débat avec lui-même.

A moins que leur entourage ne se mette à lire des signes, lui aussi. Et de toute évidence, c’est forcément ainsi que tout le monde fait. Et ainsi naît l’interaction entre ce qu’ils perçoivent et ce que nous percevons. Nous tous, leur entourage, nous jouons un rôle dont la partition s’écrit au fur et à mesure que le temps s’écoule. Nous jouons un rôle de révélateur des signes qu’ils perçoivent, eux-mêmes, à leur niveau, à leur tour. Comment faire pour y être présents, le mieux possible, sans trop savoir ce que mieux veut vraiment dire tout en le devinant avec une précision certaine. Est-ce possible d’en faire une seule lecture ? Sûrement pas ! Autant de lectures que de personnes, chacun la sienne. Certaines constantes vont cependant réapparaître. Déjà celle de l’inexplicable qui, malgré tout, va prendre le pas sur tout le reste. Pas la peine de badigeonner dans un sens ou dans un autre, en blanc ou en noir. Juste s’arrêter et écouter son corps qui parle, lui porteur de symbole, porteur de cette impérieuse nécessité de relier les choses au sens. Surtout, quand les choses sont expression immédiate de non-sens évident. Car on peut s’arrêter et ne rien faire, laisser faire, parler le premier venu de nos sentiments et ouvrir un boulevard de notre vie à ces possibles avatars de l’absurde qui règne sur tout l’univers et dont la seule possibilité de se sortir c’est de fuir dans une direction obscure de non-être. On peut aussi se réfugier dans le syndrome du rescapé, qui pour  juguler la culpabilité d’avoir survécu,  fera tout son possible pour se rendre utile aux victimes, bien plus victimes que lui-même.  Ou tout simplement dans le mutisme qui dit long sur le degré de souffrance et le  besoin objectif d’en sortir.

En effet, à cet inexplicable s’ajoute un autre, qui lui est corollaire, celui qui porte le nom de muet.  Malgré tous les bavardages en soi et autour, c’est du mutisme que nos paroles traitent, y compris celui de l’auteur de ces pages. Car comment comprendre autrement cette incapacité foncière à nommer les choses  tout en usant de cet instrument fabuleux dont l’être humain est doté pour pouvoir communiquer pour se dire et dire.  C’est dire que dire n’est pas là où on le penserait. Mais alors ?


L’interprétation des signes est toujours  expression d’une part subjective de notre être qui cherche à se comprendre  en essayant de comprendre ce qui lui arrive. Et ces  associations entre les faits et le sens qu’on leur donne sont sujettes à interprétations diverses, voire opposées jusqu’à s’exclure mutuellement. Il n’en reste pas moins que cela parle à celui qui fait un tel lien. Je suis né le jour de la fête de Saint Vincent  de Paul, et j’ai toujours considéré cela comme  quelque chose de  bon augure, me trouvant  né sous « une bonne étoile ». Il suffit d’écouter les futurs mariés parler de l’importance qu’ils accordent à un fait qui leur est devenu parlant pour signifier le bon choix de leur partenaire, désormais à vie. Va-t-on se moquer purement et simplement d’un tel procédé ? Certes, le lien qui est fait entre le fait réel et le sens que l’on lui donne peut aussi se modifier dans sa nature. Par exemple, c’est seulement très récemment, que j’ai établi un lien entre le fait d’avoir été athée dans une partie de mon adolescence et le fait que la confirmation reçue juste avant  cette période m’a  permis de m’intéresser à la Bible et lire les évangiles. Alors que jusqu’alors le lien entre les deux était purement négatif, à savoir  le constat que la confirmation ne m’a pas empêché de ne plus croire en Dieu, puisque ni l’un ni l’autre, ni confirmation ni Dieu n’avait plus de sens.  

Les deux groupes de jeunes sont partis en deux temps. Mais ils sont entièrement liés par un même projet en participant à la même réalisation. Comme des jumeaux ou jumelles, dont l’un est parti avant l’autre, pour finalement ne pas vivre la même chose, tout en étant liés si fort que si l’un l’a vécu, l’autre l’a aussi non seulement ressenti, mais c’est comme s’il l’avait vécu. Dans la symbolique chrétienne, les deux groupes ont vécu la même chose, mais sous deux aspects différents. Ils ont vécu et la  semaine sainte et le temps de Pâques. Les premiers ont vécu les grandes étapes de la Semaine Sainte dont le repas d’adieu pour plonger dans la passion et la mort du Christ, en attendant la résurrection qu’ils ont célébrée à la cathédrale de Katmandou. Les autres aussi, deux semaines plus tard, mais l’attente de retour à Hong Kong avec le cœur, les pieds et la tête constamment secoués. Les soubresauts  de la terre leur faisaient comprendre que le temps de la résurrection, comprise d’une manière ou d’une autre, mais sûrement bienheureuse, n’est pas encore venu, tellement la célébration qui se déroulait les reliait plus à l’espérance du possible que le constat du réel déjà obtenu. Décidément, le temps n’était pas à la fête.

Ils sont venus porter secours, dans la limite de leurs moyens, mais c’est déjà beaucoup, car ainsi on entre par la plus belle porte dans la vie d’adulte, dans une grande histoire, celle de l’humanité, certains par une petite porte, toute petite, mais la leur, et même si cette porte a tremblé, elle n’a rien perdu de son caractère de passage. Bien, au contraire, tout en tremblant, elle a provoqué la solidification  de sa valeur intrinsèque, dont ils auront toute une vie pour apprécier la résonance dans leur propre existence et  celle de leur entourage.

Rencontrer la misère qui toujours est insupportable pour un cœur normalement constitué, c’est comme entrer dans l’agonie avec le Christ. Durant la semaine sainte, ils l’ont vécue par procuration, par les enfants interposés. Ils y sont allés à la vitesse normale, à laquelle on traverse le Vendredi Saint, à laquelle on va du Jeudi Saint au Dimanche de Pâques. Alors que ceux du second groupe, qui deux semaines plus tard  étaient symboliquement dans la période de la Pâque, eux, ont été ramenés de force à revivre l’angoisse de l’agonie en vrai, dans leur propre chair, et pas seulement dans leur propre cœur. La loi des vases communicants étant de mise pour les jumeaux, ce que les uns ont expérimenté les autres l’ont ressenti. D’une manière ou d’une autre, ceux du premier groupe  sont en lien avec ceux du second, et ceci  non pas seulement à cause du projet commun. Mais, parce que  le projet commun, in fine,  fut porteur de faits différents, ils peuvent y attacher la même symbolique qui donne sens. Celui du passage de la vie à la vie, mais cela laisse, j’ose dire au passage, des morts, des blessés, des meurtris, des infirmes qui ont besoin d’une guérison. Guérison pour les uns, résurrection pour les autres, une vie renouvelée voire nouvelle pour tous, morts et vivants.

C’est une manière propre à moi de le comprendre et de le dire. Sans vouloir faire dire quoi que ce soit  ni aux uns ni aux autres, parmi les jeunes ou leurs accompagnateurs et leur entourage. C’est juste le résultat d’un besoin de mettre des mots sur les faits à moi qui étais avec le second groupe et les a quittés la veille du tremblement de terre pour assurer le service pastoral à Hong Kong. C’est le besoin d’essayer de lire des signes qui s’apposent lors de mon travail spirituel comme cherchant à donner du sens. Mais, le mot sens, c’est à la fois trop peu et pas assez.

Trop,  car cela peut paraître prétentieux. Qui sommes-nous pour in fine capter le réel dans les mots que nous lui assignons, ainsi en l’assignant à résidence par notre pouvoir, car nos mots ainsi employés et le sens ainsi  surveillé? Donner les mots pour décrire le réel, c’est comme poser des tuiles sur un toit qui abrite une demeure où il est bon à vivre. Mais le toit il faut le réparer, si souvent changer des tuiles arrachées par des bourrasques et brisées en tombant comme des vases creuses ? Vases qui fondamentalement ne peuvent être  rien d’autre que muets porteurs d’espérance de pouvoir participer à la formation d’un abri. Abris, plus ou moins sûr, plus ou moins durable et c’est déjà beaucoup dans un monde où tant de choses sont peu durables et tant sont si éphémères. C’est avec des mots que nous exprimons le sens, ce sont les mots  qui deviennent notre allié pour nous dire, pour se dire, pour dire. Mais peut-on le faire  de façon satisfaisante sans relier cette action à des mots qui, en abritant notre existence, tentent à donner du sens à la réalité d’un mystère de la vie qui de notre vie remonte vers celui de Dieu et qui confusément nous dit avec des mots si souvent maladroits,  quelque chose de vital ?

Pas assez, car il ne s’agit pas de vouloir couvrir quelque chose, une réalité dont on a du mal à saisir les contours et à appréhender la valeur, si  il y en a  une quelque part et la couvrir  artificiellement d’un sens. Comment le faire pour quelque chose qui de tout évidence au fond de notre tréfonds   existentiel  n’a pas  de sens en soi, tel que celui-ci, le sens du non-sens, se présente à nos yeux, à nos oreilles et nos cœurs. Et  cet « en soi « est important à respecter pour le fait lui-même comme pour ceux qui l’ont vécu. Car les faits ont leur propre vitalité et ils doivent être respectés dans ce qu’ils sont.  Le reste est peut-être un réflexe de survie, que dans la spiritualité chrétienne l’on appelle volontiers vie qui se donne en surabondance.

Rémy Kurowski, Hong Kong