2017/10/09 - Méditation personnelle - Décompte macabre.

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I  

Un homme avait une belle vie. Un nom tout fabriqué par son agent en communication,  facile à retenir. Populaire parce que riche, riche parce que doué en affaires. Un bosseur qui sait que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Il ne regardait jamais l'émission 'On n’est pas couché'. Non pas qu'il se couchait tôt, mais bien trop occupé à par ses affaires. Une fois, il a même été invité à cette émission; d'ailleurs, malgré  l'information fournie, il se croyait le seul, en vedette exclusive. Malgré le style qui ne lui convenait guère, il ne s'en était pas trop mal sorti. C'était sa seule victoire en demi-teinte. Pour le reste RAS, tout roula comme prévu. Le rouleau compresseur de son empire aplanissait la route de ses affaires. Qu'il ait écrasé quelques arbres et pollué quelques rivières, c'était dans le contrat avec ses acheteurs, rien d'illégal, tout à la régulière. Qu'il y ait eu aussi, disait-on, des victimes en vies d'animaux ou en vies d'hommes, c'était possible. Mais que pouvait-il contre, c'était la loi, elle aussi incontournable. Et après tout, les familles étaient 'dignement' indemnisées ce qui les sortait de la zone rouge du seuil de pauvreté. C'était une manière à lui d'être charitable, de participer à l'équilibre du monde et de faire taire les cris des malheureux. Et s'il ne pouvait pas les faire tous taire -après tout c’était une infime partie de ces cris qui était provoquée par ses actions, mais il se sentait solidaire de ses amis d'affaires - il pouvait faire la sourde oreille  en débranchant les haut-parleurs qui, de toutes les façons, amplifient le son, déforment la réalité. Amplifier quoi que ce soi et surtout la vérité, il n'était pas de ceux-là, lui, doux et gentil, attentif au bien-être de tout un chacun, il ne montait jamais la voix mais en tout était juste et loyal. 

Bonjour Monsieur le président, dit l’assistante à son arrivée. Lui, accompagné d'une  conseillère en stratégie de placement financier à court terme avec le gros spectre du gain ou du risque de perte, savait ce qu’il voulait. Maîtriser la situation, tout le monde n'avait que ce mot à la bouche,  mais peu  parvenaient à entrer dans le royaume de l'efficacité. Lui en était un champion. Sur les trois dernières années, augmentation de 300 % du volume des transactions et de 150 % des bénéfices nets par rapport à la période précédente. Et avec le reste de l'argent gagnée, il a suffisamment investi pour garantir à l'entreprise une courbe positive de prospérité en assurant l'avenir radieux de centaines de milliers de salariés. Le bénéfice pour l'humanité tous genres  confondus  (il avait horreur de faire des distinctions entre les gens autrement qu’entre les heureux et ceux qui ne l'étaient pas encore) était planétaire.

Mr le président va prendre la parole, dit la voix avisée. Et il la prend et ne la  lâche pas tant qu'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire. Mais cela ne dure pas longtemps. Juste ce qu'il faut, court et efficace. Son avion l'attend pour l'amener sur un autre lieu où d'autres affaires l'attendent.


II

Un homme avait une belle vie. Et cela continuait. Il se dépensait sans compter. Mais il avait un vice. Des vices pour visser, il en faut dans la vie se disait-il. C'est une planche de sécurité, de stabilité, d'harmonie et donc de pérennité. Il faut que tout soit  bien réglé, donc bien vissé. Il tenait au vice pour souder,  pour fixer, pour amarrer, accoster et décoller quand nécessaire. Et surtout pour bien atterrir. 

Dans son système il y avait une vis qui ne tenait pas bien. Et ce n’était pas un vice de forme. Il ne le comprit que bien plus tard, mais pas tout de suite  quand il a  entendu dans ses oreilles bien finement réglées à détecter toutes les résonances dans ses affaires que quelque chose n'était pas bien fixé. Quelle vis et pourquoi? Pourquoi on ne l’a pas détecté plus tôt. Que fait le système  de surveillance et de régulation qui consiste à visser et éventuellement à en faire dévisser d'autres si nécessaire car rentable. Pourquoi était-il le seul à l'avoir détecté. Non pas que cet incident intrigant mais tout compte fait mineur  le préoccupait plus que cela.

Dans la masse d'affaires à  traiter, c'est insignifiant, c'est  un signal extrêmement faible. Non pas qu'il avait besoin d'être le premier à le détecter, il n'était nullement frustré d'un manque de reconnaissance, car le prestige dont il jouissait était incontestable. Cela  l'a juste intrigué tout de même. Certes, il avait l'habitude de flairer et de débusquer de bonnes affaires, et cela ajoutait au palmarès de la réussite de son business, mais là, c'était autre chose. Cela n'aurait pas dû exister. Et pourtant, chaque fois qu'il tendait l'oreille ce fut toujours la même chose. Quelque part une vis, où peut-être un vice était dévissé. Il avait beau être dans des situations diverses, un travail intense, un repos  tout aussi intense, qu'il veille qu'il dorme, le vice était dévissé. Et le son étrange car inhabituel s'intégrant dans son paysage semblait s'intensifier.


III.

Un jour il entre dans la tour du sommet de laquelle il dirige son empire, mais quelque chose à changé dans son comportement et même dans sa voix. Son assistante, d'une personnalité toute aussi agréable et sensible que professionnelle, l'a vite constaté. Elle s'est immédiatement entretenue avec le conseiller en communication. Même la stratège en placements financiers à haut risque fut mêlée à l'affaire.

Mr le président, voici les dossiers que vous avez demandés.  Je vous ai indiqué les parties intéressantes à lire, et si vous ne voulez pas  les lire, je vous ai préparé une  synthèse d’une demi-page, en  trois points comme à l'accoutumée. Quand vous aurez fini, je vous apporterai les documents à signer. 

Signer, il en a fait des signatures. Mais cette fois-ci il signe avec un vice au bout, car au coeur du corps de son affaire. Tout se mélangeait en lui à cause de ce vice en quel s’est totalement mue la vis qui mal vissé  faisait un bruit bizarre. Était-ce dans son corps ? Était-ce en dehors de son corps? Il ne pouvait pas le dire. Ce qui était sûr, c’etait que ses oreilles enregistraient un son étrange, une sorte de sifflement. Il est allé consulter le médecin (manière de dire qu'il a fait venir un ami  médecin chez lui pour lui demander son avis). Rien de spécial, la santé est bonne, le check-up particulier ne détectait rien d'anormal. 

L'homme avait une belle vie, car tout était bien vissé, jusqu'au jour où un ou plusieurs vices semblaient mal vissés. 


IV. 

Que pouvait-il faire d'autre ? Rester avec cette énigme dont le code d’accès résistait. Cela ne pouvait plus continuer. Le son du vice l'accompagnait de plus en plus souvent et il s'amplifiait. Cela ne pouvait pas durer. Car s'habituer à un son nouveau, à la limite c'était tout à fait supportable - on pouvait l'intégrer dans le carillon de nouveaux sons de cloche - après tout cela enrichirait l'harmonie  d'ensemble. Mais l'amplification en question  était d'une tout autre nature, bien menaçante. Et jusqu'où  cela irait et  quand cela s'arrêterait-il? Là, la réponse qui s'imposait était d'une évidence tout aussi limpide qu'effroyable. Peut-être jamais. Mais pourquoi peut-être ? Sûrement même. 

Les acouphènes écartés, le souffle au coeur aussi, la démence sénile précoce pas détectée, les problèmes psychiatriques invisibles : aucun scanner n'a rien détecté de présent. Si les machines se taisent, pourquoi le corps le dit ? Il faut changer le corps ou construire une nouvelle machine qui serait capable de détecter cette anomalie. Par quoi commencer car tant que la machine n'a pas enregistré le problème, on ne peut pas réparer. Pour ce qui est du changement du corps c'est un peu plus compliqué. Théoriquement ce serait possible. L'homme a des ébauches de corps alternatifs à sa disposition et pourrait en prendre possession. Mais serait-il le même et se souviendrait-il du précédent ? Après tout si le corps actuel est si défaillant, il serait préférable de ne pas se souvenir de tout cela ou tout au moins de toute partie dite nuisible. Ah éliminer les nuisances une fois pour toutes mais comment faire pour être capable de les détecter à temps?