2010/04/17 - Chapitre provincial des Sœurs Servites - Massabielle
Intervention du Père Rémy.
CINQ PAINS ET DEUX PISSONS ?
Notre manque
Comment répondre avec si peu aux grands défis du monde actuel ?
INTRO
Chères sœurs !
J’ai répondu positivement à l’invitation des organisatrices de votre rencontre provinciale pour deux raisons. Tout d’abord par respect pour tout ce que vous faites et ce que vous êtes sur le plan communautaire. J’ai appris à déceler en vous les marques clairement identifiées et identifiables (surtout lorsque l’on vous côtoie un peu) propre au charisme de vos Vénérables Sept Servites fondateurs où Marie tient une place particulière. Ces infatigables témoins de la foi chrétienne dont l’ecclésialité n’a rien à envier aux meilleures aspirations théologiques en la matière. Ces témoins des siècles si éloignés des nôtres et dont les fréquentations des Ecritures sont votre héritage et votre pain quotidien si visible notamment dans l’expression liturgique nourrie de la réforme impulsée par le dernier Concile. J’ai aussi accepté par respect pour votre confiance que vous ainsi témoignez à mon égard.
I. MANQUER DE QUELQUE CHOSE : UN DEFIS DE TOUS TEMPS.
Sur la page de couverture du livret accompagnant cette rencontre je trouve deux phrases et deux desseins intercalées. Cinq pains et deux poissons, avec point d’interrogation. Sur quoi porte-t-il ? Le compte est pourtant bon : cinq + deux = sept. Sept comme sept Servites, comme sept jours de la semaine, comme la totalité de la création - l’œuvre de Dieu- , totalité dans le projet, mais aussi dans le temps et dans l’espace. Est-ce suffisant comme chiffre ? Si nous restons sur le plan d’une telle symbolique, la réponse ne peut être que positive. Et si le point d’interrogation portait sur la capacité à s’y situer, aussi bien en termes de compréhension de la portée symbolique d’une telle équation qu’en termes de la capacité à y faire face ? Dans les deux cas nous sommes confrontés à une réalité qui se manifeste comme un défi qui semble se dégager de l’ensemble du livret et bien entendu des Evangiles qui parlent de ces cinq pains et de ces deux poissons.
Après cette phrase interrogative et interrogeant vient le premier dessein. Un cercle en double ligne, comme un anneau mais pas fermé sur lui-même puisque la croix avec l’inscription OSM l’ouvre et ainsi relie les deux bouts. Pour la suite, j’ai hésité de savoir par quoi commencer la description. Commencer par présenter les deux poissons posés au milieu dont la queue dépasse le cercle ? Ou se pencher sur les cinq pains disposés à l’intérieur, mais de telle façon qu’à la fois ils touchent le cercle, sauf un, et sont un peu recouverts par les poissons. Les poissons ne sont plus dans l’eau, tout comme les pains ne sont plus dans le four, même si l’on convient volontiers de constater que l’eau est un milieu où les poissons vivent, alors que le pain passe par le four pour être partagé. Toujours est-il que les pains et les poissons sont ensemble, reposent au même endroit. Prêts à la consommation ? On peut le supposer, mais une autre éventualité est aussi envisageable, tellement le dessein et stylisé, laquelle celle qui renvoie à la symbolique. Nous allons voir ce rapport entre la matérialité et la symbolique dans la suite de ma présentation.
Puis vient la phrase sur le Chapitre Général 2009 (sans point d’interrogation !) et 9 paniers de pains représentant symboliquement vos provinces dont celles que vous représentez.
Dans le sous titre de mon intervention figure l’expression suivante :
‘ Notre manque
Comment répondre avec si peu aux grands défis du monde actuel ? ’
Donc je présume que 5 pains et deux poissons c’est si peu face au grands défis du monde actuel. Je me suis donc posé la question, un peu naïvement, en quoi ces grands défis (il faudrait encore savoir de quoi il s’agit : rapport au temps, la technique, communication, rapport à l’espace...) vous concernent-ils ? Et, si j’ai bien compris, je suppose que si vous n’étiez pas concernées par les défis du monde, les cinq pains et deux poissons auraient suffi dans votre existence. Cette supposition-là est faite avec une naïveté un peu différente de la précédente. Celle-ci renvoie à une sorte de l’innocence dans le regard posé sur une réalité autonome qui vit selon ses règles internes nécessaires pour le maintien et la réalisation d’un but de toute congrégation religieuse qui est d’être signe du Royaume dans une anticipation ainsi décalée par rapport au reste du monde. Et justement c’est ce décalage qui aurait pu suffire pour ne pas se poser la question au sujet de la réponse.
A moins que le manque en question qui est identifié dans les cinq pains et deux poissons porte sur un autre décalage. Celui que nous constatons entre le besoin d’assurer la mission et les moyens dont l’on dispose, situation d’autant plus préoccupante qu’elle est aggravée par la diminution d’effectives en termes d’entrée dans la congrégation. Si tel est le cas, alors il a deux façons de se situer, soit en soi, soit en lien avec l’extérieur. Et si en lien avec l’extérieur, ce qui est visiblement suggéré, il y a aussi deux façons de nouer le lien. Soit par intérêt pour se sauver soi-même, soit par goût de l’Evangile qui nous donne à apprécier des aliments auxquels nous ne sommes pas forcement voir même, pas du tout, habitués. Mais pour l’instant, restons sobres, le voyage biblique vaut le détour avant de savoir goûter et reconnaître ce qui peut l’être dans la foi, la nôtre, pas seulement celle des évangélistes, ni de nos fondateurs. La foi étant toujours la même, le goût qu’elle prend peut varier. C’est le pari que je fais en vous invitant à un tel voyage d’abord biblique puis au présent de nos vies.
II. Voyage biblique
Les quatre évangiles contiennent tous le récit (Mt 14,13-21; Mc 6,30-44, Lc 9,10-17 ; Jn 6,1-15) A les comparer, on peut aisément conclure à l’existence d’une source commune, pas seulement par le fait de se référer au même seule événement, mais aussi à une relation unique. Comme si les quatre évangélistes (sauf peut-être Jean) avait puisé dans la même source, tellement les formules sont souvent identiques. Sans prétention aucune à en faire de l’exégèse approfondie, je me contenterai seulement pour notre compte de communiquer quelques indications qu’il me semble utile de donner pour la suite de mon propos.
D’abord regardons l’emplacement de la péricope en question.
Elle se situe après les récits de la mort de Jean-Baptiste (surtout Mathieu et Marc, mais aussi Luc et même Jean en font allusion) et le retour des disciples de la mission (Marc, Luc) à laquelle ils étaient envoyés par Jésus. Si la mission pouvait ressembler à un exercice pratique, une sorte de l’entraînement, une expérimentation à petite échelle avant de le faire grandeur « nature » par la mise en jeu de leur propre vie, or, l’impitoyable réalité de la mort d’un ami, d’un proche s’inscrit en tout lettres dans la mémoire sensible certes comme une annonce de la mort du Christ lui-même, mais de cela les disciples pour le moment n’en ont aucune idée. Chez Mathieu Jésus a déjà annoncé les persécutions il y a bien longtemps, mais pas encore sa propre passion, pas plus que chez Marc ou Luc qui la mettent tout de même dans la suite immédiate.
Chez Mathieu (15,33-39) et Marc (8,1-10) nous trouvons aussi un second récit avec sept pains et quelques poissons nourrissant aussi quelques milliers de personnes. Sept signifiant selon certains spécialistes l’institution de SEPT (diacres, cf. Ac6,2-6) qui seront chargés de servir aux tables.
Après la contextualité, voyons les caractéristiques.
Jésus a pitié, Jésus n’agit pas seul, il sollicite de l’action et donc de la décision auprès de ses disciples quelque peu décontenancés. Ils n’ont pas mieux que de répondre « Qu’ils aillent... » comme dans un autre lieu l’on aurait dit ‘qu’ils aillent au diable’ ; qu’ils ne nous dérangent pas, puisqu’ils ont vraiment besoin de la nourriture, qu’ils aillent en acheter en ville et y loger à la même occasion. Sauf que lui, il en a vraiment pitié. La grande manifestation de sa puissance aura tout de même lieu. L’endroit désert ou plein d’herbes est le théâtre de l’événement.
Restons avec les cinq pains et deux poissons, cela permet déjà suffisamment, je pense alimenter notre réflexion.
Sur le plan de la symbolique quelles valeurs véhiculent-ils, le pain et le poisson ?
Le pain représente la nourriture essentielle1. Si l’homme ne vit pas seulement du pain mais aussi de toute parole qui sorte de la bouche de Dieu. Il est vrai Jésus donne le nom de pain pour parler de sa vie. Cependant bienheureux, écrit st clément d’Alexandrie ceux qui nourrissent les affamés de justice par la distribution du pain. Le pain azyme dont l’hostie est aujourd’hui composée, représente à la fois dit st Martin l’affliction de la privation, la préparation à la purification et la mémoire des origines.
‘Il est de tradition que Beith-el la maison de Dieu, qui est la pierre dressée de Jacob, soit devenue Beith-lehem, la maison du pain. La maison de pierre est transformée en pain, c’est à dire la présence symbolique de Dieu en présence substantielle, en nourriture spirituelle, et non point matériellement, comme le propose encore le tentateur de l’Evangile.
Le pain – sous les espèces eucharistiques – se rapporte traditionnellement à la vie active et le vin à la vie contemplative ; le pain aux petits mystères et le vin aux grands mystères ; ce que l’on peut rapprocher du fait... que le miracle du pain (la multiplication) est d’ordre quantitatif, tandis que le miracle du vin (aux noces de Cana) est d’ordre qualitatif.
Le symbolisme du levain s’exprime, dans les textes évangéliques, sous deux aspects ; il est d’une part le principe actif de panification - symbole de la transformation spirituelle - ; son absence comporte d’autre part – nous revenons ici à la signification du pain azyme – la notion de pureté et de sacrifice2.’
Cette longue citation, avant même de passer à la présentation du symbolisme du poisson, nous permet d’observer que le miracle du pain qui est d’ordre quantitatif ne peut être raisonné qu’en lien avec celui du vin. C’est cette interdépendance qui garantit la présence de Dieu désormais non plus symbolique mais substantielle. Et toute velléité à y voir de la matérialité est du ressort du tentateur. La multiplication des pains par Jésus (justement, seulement par lui, les disciples vont faire pleins miracles comme Jésus, mais jamais celui-là !) toute en étant quantitative, n’est pas moins par la proximité, voir même en vertu du sacrifice du Christ, qualitative.
Le poisson porte une charge symbolique également bien spécifique. Représenté par deux, comme dans nos péricopes, symbolise à la fois fertilité, restauration cyclique, facilité de la reproduction, mais également la confusion, un monde sans pouvoir distinguer ni la tête ni la queue, monde noyé. Selon la Bible, le poisson est le seul animal aquatique destiné à la consommation (Lévitique ) mais interdit au sacrifice. Par son rapport à l’eau (seul à être visible à la surface de l’eau, si non les autres sont des monstres marins, léviathans...) le chrétien est dans les eaux du baptême comme le poisson dans l’eau, ce lieu naturel de vie, instrument de régénération, fécondité spirituelle.
Comment à cette occasion ne pas mentionner l’idéogramme Jesu Kristos Theou Uios Sôter et faire le rapprochement entre ces cinq lettres qui le compose et les cinq pains dans les Evangiles. Après tout, du poisson, Jésus ressuscité, en a mangé (Lc24) et nous y sommes face à la symbolique du repas eucharistique. Ceci nous conduit à prendre en compte la représentation antique de la relation entre le Christ et l’Eglise : le poisson porte sur son dot le vaisseau.
III. DE QUOI AVONS-NOUS BESOIN ?
Nous avons besoin de manger pour vivre. D’un côté, le plaisir de la table n’est pas loin de la multiplication des pains (et de poissons), de l’autre nous entendons comme tant d’autres, « donnez vous-mêmes à manger ! » Mais peut-on nourrir toute la planète ? Comment Dieu prend-t-il donc soin de son peuple ? Elisée disait à son serviteur Donne à tous ces gens qu’ils mangent, on mangera et il en restera (2 Rois4,42-44) Comment ce Dieu donne-t-il l’indispensable pour vivre ?
Cinq pains et deux poissons où les trouver ? Au désert, en attendant la manne qui éventuellement tomberait du ciel ? Ou au contraire, dans un monde saturé de nourriture, on attendrait un autre miracle, celui de la clairvoyance dans le bon discernement pour savoir quoi choisir et quoi laisser tomber. Dans un cas, comme dans l’autre, comment se contenter de peu, c’est à dire de l’essentiel. Comment admettre qu’avec Dieu et ses miracles, le peu aux yeux du monde est plus que tout, c’est le tout du tout et pas du tout pas assez, d’ailleurs pas trop non plus. Comment résister au gavage de toutes sortes y compris celui de vouloir manger tout à sec, manger les cinq pains et deux poissons sans boire du vin de la fête ?
Ceci nous renvoie à l’éthique de responsabilité ; personne n’est bien ‘équilibré’ ni dans sa vie ni dans ses jugements, mais tous, nous avons le droit d’en prendre conscience pour en exercer la responsabilité. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, immunodéficience religieuse (que dis-je ! spirituelle) produit les crispations identitaires. Alors, on finit par se contenter de cela, de ces quelques miettes tombées de la table des autres collées aux arêtes mal nettoyées qui viennent d’échouer sur le sol mal propre de notre vie commune. Et donc on n’envisage pas le passage au miracle. Le pain rassis (celui d’hier) fait mal aux dents, celui de demain n’est pas cuit. Comment alors pouvoir dire merci Seigneur Jésus pour le pain d’aujourd’hui ? Et avec les poissons c’est encore plus compliqué, car cela finit en queue de poisson, car ils en restent que des arrêtes sur lesquelles on ne va pas s’attarder, même si le consommateur potentiel affamé de la sorte s’y arrête.
Imaginons le mouvement inverse : Lorsqu’il y a moins que cinq pains et deux poissons, quand il n’y a plus rien, même pas de miettes sans parler de l’ossature ostéoporosée, alors qu’est-ce qu’il y a ? Il y a toujours quelque chose, tant que rien est rien, c’est tout de même quelque chose. Mai c’est quoi ce quelque chose ? Sinon notre vie ! Notre vie en nourriture, une drôle d’idée. Pourquoi le pain est-il le pain de vie ? Le rapport entre la vie et la nourriture pour la vie, mais au juste, pourquoi pas le poisson de la vie. L’un est fait pour être partagé, l’autre est, et même s’il est aussi ‘fait’, c’est pour être attrapé.
Cinq pains et deux poissons, du lundi à vendredi pour les pains, deux jours du week-end, le sabbat et le jour du Seigneur pour les poissons. Et dans les deux, comme le poisson dans l’eau. Mais n’y jetez pas de morceaux de pain rassis de nos vies, ainsi ramolli pour adoucir notre condition humaine, condition de notre vie. Pendant cinq jours je travaille pour multiplier les cinq pains (un par jour), de la vraie nourriture, de la vraie de la vraie, concrète, bonne à manger avec du plaisir. Et peu importe le volume et la valeur objective nutritionnelle de ce pain aux yeux des autres qui sont toujours soient trop myopes pour bien voir, soit trop gourmands pour bien les digérer et souvent les deux. Ils mangent n’importe comment, parce qu’ils ne voient pas bien comment faire autrement. Or, il ne faut pas confondre le miracle avec la dispersion. Du pain cassé en morceau et éparpillé ne vient pas le miracle. Casser fait diminuer, alors que rompre, à coup sûr, fait augmenter. Le pain cassé en morceau et comme le poisson sans vie qui pourrit par la tête. Seuls, le pain cassé en morceau et le poisson pourri, ils sont voués à la mort, alors qu’ils étaient pétris et pêchés et ainsi appelés à l’existence pour nourrir.
Pourvu que je sois les mains dans le pétrin, comme tant d’autres les ont dans le cambouis. Pendant cinq jours je travaille en faveur de la création. Les deux derniers jours j’attrape les poissons. C’est-à-dire j’attrape ce qui m’est donné, sans pour autant que je sois pour quelque chose dans l’élevage. Ainsi je m’ouvre au salut comme Jonas recraché sur la plage de ma vie. Et ainsi passant par la Pâque à la fois terrestre et céleste, je reviens à moi !
Je reviens avec la question du goût : quel goût auront demain le pain et le poisson partagés avec ceux d’à côté ? Goût de mes projections ou le goût de plus. Et même si parfois il va manquer de voisins pour partager au sens de l’échange de la matière créée, donc physiquement, cependant, il ne manquera jamais la possibilité d’avoir cinq pains et deux poissons. Possibilité, car cela ne dépend que de nous-mêmes. Dépend de nous-mêmes la capacité à constater chez l’autre les merveilles de Dieu. Il sera un voisin physique ou imaginaire (une fois n’est pas coutume, l’imaginaire servira à bon escient la foi) ce qu’il aura à dire par tout son être, sera à prendre comme un double signe. D’abord celui de l’humilité de soi : Je ne suis pas le centre du monde, ni à la pointe de progrès fusse spirituellement, il y en aura toujours qui me devanceront. Mais aussi et surtout signe de la réalisation de la promesse pour moi. Même si, évidemment, elle est signe de la réalisation de la promesse pour l’autre, mais cela ne m’appartient pas. Le miracle de la multiplication de pains se manifeste justement là. Pour les poissons, je ne m’inquiéterai pas plus que cela, puisque leur présence est liée à la manifestation (à la surface de l’eau) de la bonne nourriture que Dieu donne.
Sauvés des eaux et en même temps comme les poissons dans l’eau, parce qu’entre temps nous avons changé de bain, en quête des pains du partage, nous sommes unis les uns aux autres par le Christ total qui enveloppe l’humanité entière. Nous et moi, car, le Christ par son Esprit m’unit aussi. Mais c’est à moi de veiller sur le bon accueil d’une telle union. Cette approche englobant l’univers entier dans le Christ est comme les eaux pour les poissons ou encore le pain pour les affamés. Unis dans la nourriture, nous serons aussi unifiés dans et avec l’univers entier. L’univers, celui de la surface terrestre à travailler en vue d’avoir une croûte de ce pain quotidien et celui de profondeurs des eaux où il n’y a plus que de poissons qui viennent à la surface et de l’eau et de nos vies. C’est pour aujourd’hui ! Demain se souciera de lui-même ! A chaque jour suffit sa peine.
1 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, mythes rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont/Jupiter, 1982