2012/01/16 - Conférence-débat - Le règne de l’Ego
Père Rémy : Cette conférence se tient dans le cycle de conférences-débats initiées l’an dernier avec Jean Christophe Dardenne. Nous en avons prévu 3 cette année et après "l’Amour et l’Emprise" au mois de Décembre, nous sommes aujourd’hui à la deuxième rencontre sur le règne de l’Ego. Ces rencontres ont toujours le même principe : échanger à partir d’une thématique qui nous parait importante dans notre vie et qui se prête aux questionnements du point de vue de notre foi d’une part, et de l’existence humaine dans son ensemble d’autre part.
Jean Christophe Dardenne : la question de l’Ego, je voudrais l’introduire par le mythe de Narcisse : c’est Narcisse qui se regarde dans le miroir de l’eau et qui devient prisonnier de son image. Cette contemplation l’absorbe tellement qu’il en oublie de vivre et qu’il ne rencontrera jamais l’amour puisqu’il devient amoureux de sa propre image. Dans cette question de l’ego, je développerai deux principes :
La primauté de l’image sur le vécu, le réel : c’est-à-dire que l’ego nous pousse à être aliéné à l’image que l’on donne
Le principe de vie est en fonction de l’image que le sujet a de lui-même et donne aux autres. Il est prisonnier d’avoir sans cesse à vérifier l’image qu’il donne, et d’avoir une vie conditionnée par le regard de l’autre. La question fondamentale, dans cette problématique narcissique, c’est la question du ‘’qui suis-je’’, c’est un sujet qui ne se connait pas, qui n’a pas conscience de sa valeur, mais qui est en permanence dans son questionnement sur son identité.
RK Cette projection de l’image de soi, aussi bien à l’usage des autres que de soi-même m’interpelle. Comment le croyant est dans une projection et qu’est-ce qui peut le guérir d’un tel narcissisme ? Le croyant, est-il seul dans sa propre projection ou plutôt il a quelqu’un qui l’interpelle au sujet de cette projection qu’on appelle une conscience spirituelle éclairée, qui va lui montrer qu’entre l’image qu’il s’est faite de lui et Dieu, tel qu’il le voit, il y a une différence, mais il passe toute sa vie pour comprendre cela et cela renvoie à la question :“qui suis-je, »
JCD : pour moi, c’est l’autre aspect : l’ego est une partie de notre identité : on est tous prisonniers d’un certain narcissisme, mais il ne faut pas qu’il ait trop d’ampleur, parce que la vraie question, c’est qui suis-je au plus profond de moi ; un vrai ‘’je’’ ce sont les moments où l’on transmet, où l’on véhicule une image profondément articulée avec ce qui nous habite, ce que l’on pense, l’on ressent, ce qui nous anime. Le ‘’je’’ du sujet n’émerge pas forcément toujours pour tout un chacun d’entre nous, c’est-à-dire, quand je dis je, je a tout son sens. Quand nos actes, notre apparence sont en profonde harmonie avec ce que nous pensons ou ressentons, sinon il s’agit de quelque chose où l’on pense plus à paraître qu’à être.
RK est-ce que cela veut dire que cela guette tout être humain et aussi à ce titre les croyants ? donc les croyants peuvent aussi se laisser prendre au piège du paraitre.
JCD oui si le plus important c’est de donner une bonne image à la communauté.
RK par exemple, pour faire semblant de correspondre avec ce que les autres attendent de lui ou peut être ce qu’il pense que les autres attendent de lui.
JCD le plus profond c’est qu’il pense qu’ils attendent de lui une projection ; donc la question essentielle dans notre vie à tous, c’est comment (pour ne pas être pris dans ce narcissisme) toujours avoir conscience que ce que nous sommes, nos actes etc.. sont en rapport profond avec nous-mêmes, c’est-à-dire, éviter de paraitre, de ne pas être dans un jeu d’acteurs.
Le thème de la conférence était aussi de dire que la société actuelle avec l’influence de l’image (publicité, télévision), la primauté de l’image sur toute autre chose conduisait à l’enflure du narcissisme, c’est-à-dire que quelque chose nous pousse dans la société de consommation, le culte du corps, l’apparence : cela revient dans le discours politique qui est plus un discours de communication que de vérité : il faut séduire, ne pas dire les difficultés. Donc dans cette société de communication où l’apparence est primordiale, le danger est d’être de plus en plus dans un désire de paraître et de par-être. Cela nous coupe de nos sensations internes les plus profondes c’est-à-dire que ce mouvement de dissociation fait que l’on y perd non seulement notre liberté mais on y perd également quelque chose qui fait que l’on est totalement connecté à soi-même : c’est un chemin qui mène vers le clivage.
RK Donc ce clivage est le résultat de quelque chose qui n’a pas été résolu. Dans le jeu du paraitre, on reste à la surface de la communication qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que vous appelez être connecté à soi-même. Pour un croyant, le système d’alarme qui alerte contre une telle dissociation, c’est le principe de la loi, c’est-à-dire révélée, et donc c’est Dieu lui-même. Quel est le système d’alarme pour quelqu’un qui n’est pas dans la dimension croyante et qui pourrait éventuellement se voir activé, afin de pouvoir se reprendre et arriver à une connexion de soi. Comment voyez vousvoyez-vous la chose ?
JCD on a tous besoin d’un minimum de narcissisme, de notre narcissisme primaire, c’est une question d’identité. C’est un processus primordial d’individualisation qui permet de se différencier de l’autre. Mais le narcissisme pathologique, ce besoin de vérifier, d’examiner, d’être reconnu aux yeux des autres comme quelqu’un d’important, fait que dans ce processus même, le regard étant tourné sans arrêt vers l’extérieur, au niveau de l’intériorité de la personne, il se crée une plus ou moins grande distance par rapport au vécu, aux ressentis, et à l’empathie envers l’autre. L’autre n’est plus là que pour certifier de notre valeur propre. Il y a un mouvement de distance par rapport à soi-même mais aussi par rapport à l’autre. L’autre est juste garant de notre existence : il vient nous dire que pour le sujet qui se vide de la substance de son propre être, plus l’autre est important comme étant témoin de l’existence du sujet : le moteur interne, le ressenti, tout cela est émoussé.
RK Je continue par rapport au croyant car dans la dimension spirituelle, cette prise en otage de l’autre peut effectivement exister aussi, puisque cette tendance narcissique est inhérente à la condition humaine. Cela étant dit, si la vie spirituelle se développe de façon à peu près normale, cette prise au piège de l’autre comme garant de sa propre existence ne pourrait pas se poursuivre longtemps puisqu’il y a une contradiction flagrante entre cela et ce à quoi ouvre, invite, oblige même le commandement du prochain : ‘’ tout ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’aurez fait.’’ Donc ce mouvement vers l’autre n’est pas un mouvement d’arrestation de l’existence de soi, mais tout simplement un mouvement de don ; et cela existe dans toutes les dimensions.
JCD le piège du sur narcissisme, c’est que cette image qu’il faut donner à l’autre de manière de plus en plus impérieuse, au fur et à mesure que le sujet se vide de son être propre, il y a un avantage immédiat, c’est qu’effectivement, si mon image est conforme à ce que l’on attend de moi, je garde une contrôle, une maitrise sur l’entourage ; je peux prévoir comment l’autre va réagir, il n’y a plus de place pour l’imprévisible ; mais la distance par rapport à l’autre ne cesse de croître et cela met le sujet narcissique dans l’incapacité à s’identifier, à éprouver la souffrance de l’autre, il n’y a aucun mouvement d’empathie envers l’autre.
Une intervenante : n’y a-t-il pas un manque de sécurité affective au départ ?
JCD Ce genre de personnalité se construit très tôt dans l’enfance. Pour être suffisamment sur de son identité, sans avoir à développer cette carapace narcissique, il faut avoir éprouvé un amour gratuit.
RK on revient à cette question de l’échange de dons. Dans la dimension interpersonnelle quelque chose qui est cultivé comme une obligation dans la vie croyante, effectivement peut empêcher le sujet de trop développer en lui cette dimension narcissique. Dans la conférence sur la perversion, on a vu les situations extrêmes résultant des sujets totalement renfermés sur eux-mêmes, se nourrissant des autres. Vous avez parlé tout à l’heure du sujet qui se vide de son être propre. Qu’entendez vous par ‘’être propre’’
JCD Ce serait quelque chose qui anime et soutient le sujet en toute circonstance (au-delà des règles sociales et morales) Une force vitale interne intacte.
RK une force vitale, interne, intacte….. quelque chose d’inatteignable
JCD … qui ne dépend pas du bon vouloir de l’autre, de la société ; c’est quelque chose que le sujet ressent comme lui appartenant au profond de lui-même. Quelque chose d’intime : dans le domaine biologique, c’est la force vitale, dans le domaine de l’affectif, c’est le désir, dans le domaine spirituel c’est le mystère.
RK le mystère : effectivement dans la dimension spirituelle, il y a des mystères ; à la messe, on célèbre le mystère, c’est-à-dire le croyant qui se laisse rejoindre dans son propre mystère de la vie par cet autre mystère qu’il croit exister comme source de toute vie. Il y a une graduation que vous voyez dans la recherche ou dans le constat de la force vitale interne intacte et donc cette force peut être activée à l’un ou l’autre niveau ?
JCD : je voudrais aller plus loin ; on a parlé du rapport de soi à soi-même et aux autres sous le règne de l’ego : au niveau intellectuel, cette pensée centrée sur l’ego et l’image n’est pas sans conséquence non plus. Ce retranchement derrière l’apparence conduit à un mode de pensée opératoire (en termes psychanalytiques) ; c’est une pensée mécanique, hyper rationnelle, contrôlée et contrôlable pour laquelle non seulement, il n’y a pas de place pour les sentiments mais également pour le hasard. Il n’y a pas de place pour l’imprévu. L’image fascine, sidère : il y a quelque chose qui se fige, il n’y a pas d’évolution possible. C’est un processus mortifère. Il plane un parfum de mort, pour tout, pour tous… C’est un mode de pensée organisé, contrôlé, robotique ¸tel un ordinateur qui ne peut pas répondre. La situation reste figée et semblable au moment où on a réglé l’ordinateur.
RK n’y a-t-il pas justement une méprise sur les rapports entre ce qui est figé et ce qui bouge, et qui devient mortifère dans le fait que cette force vitale interne intacte qui est là et qui est donnée objectivement, à partir du moment où le sujet pour lequel tout devient objet¸est-ce qu’il n’y a pas une sorte de colonisation de sa force vitale par le fait de figer tout à l’extérieur, y compris cette force vitale qui est convoquée uniquement pour figer et qui devient elle aussi mortifère. Il y a une sorte de mort qui n’est pas seulement à la surface de l’être mais il s’agit d’une mort à l’intérieur, parce que cela dévitalise, cela dévie cette force vitale qui doit permettre au moyen de la force biologique et du désir d’arriver au mystère. Tout est presque mort.
JCD c’est l’extrême de l’évolution du processus narcissique, c’est paralysant.
Une intervenante : la télévision n’est elle pas à l’origine de cette construction narcissique ?
JCD quand j’écoute les informations à la radio ou quand je les vois à la télé, cela n’a pas du tout le même impact. A la radio, je prends mes distances et je réfléchis, je reste objectif, à la télé devant des images atroces, je reste scotché dans cet effet de sidération. Il y a quelque chose de pervers : les images de meurtres ou de massacres sont parfois fascinantes, même si c’est l’horreur, c’est le fait de ne pas pouvoir garder la même distance. Le danger est d’être traumatisé et de s’identifier massivement.
RK cela nous met dans une posture peu recommandable, c’est-à-dire très déséquilibrée, par rapport à l’empathie telle qu’on l’imagine dans le meilleur des cas. Ce qu’on voit sur l’image qui nous communique quelque chose de réel et qui est reçu par nous comme une sorte de reproduction du réel, cela impacte notre façon d’être dans notre réel, qui n’est pas celui qui nous est transmis par la la télé la plupart du temps.
JCD un autre aspect : Si dans le réel, on est face à une situation de grande détresse (moi en tant que médecin, d’autres de par leur foi) nous nous devons de réagir ) alors que l’on regarde passivement les images de détresse à la télé parce que l’on ne peut rien faire de concret. On subit passivement l’image.
RK ce qui est nouveau avec les moyens de communication moderne, par l’image surtout, c’est que nous accédons désormais à une réalité du monde par l’intermédiaire d’une reproduction. Toutes les images reçues ( actualités) sont filmées et chaque fois, c’est une reproduction. Nous avons à retraiter ces informations d’une autre façon encore que ce que nous retraitons lorsqu’il s’agit d’être confrontés directement à un évènement traumatisant. L’ego, le soi, est convoqué différemment, et c’est vrai du point de vue psychologique, mais je pense aussi que cela influence sur la manière de vivre dans la spiritualité, dans une relation croyante. On met la culpabilité sur la conscience des gens qui se disent croyants mais pourtant insensibles. Pour pallier à cet impératif d’être sensible et quitter le terrain de la neutralité ou de l’indifférence, on va céder aux injonctions de plus de générosité. Ce n’est pas la réponse adéquate à une sollicitation réelle d’avoir à faire une reproduction que de réagir ainsi : ce sont toujours pour nous des invitations à nous recentrer sur nous-mêmes, non pas de façon égoïste, mais en tant que sujets et là, effectivement l’ego, la force vitale interne, intacte, le croyant essaie de s’y référer tout en laissant de la place à son propre sujet. ‘’ ce n’est pas moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi’’ Il y a un mouvement qui a été initié au moment du baptême et qui se poursuit. Ce sujet dont vous parlez et qui se vide de son être propre, quand il s’agit d’une dynamique narcissique, c’est catastrophique. Si je n’avais pas été croyant, peut être serais-je entré dans cette dynamique purement et simplement. Qu’est-ce que cela veut dire en terme de salut ?
JCD : Associer la question de l’image et préserver quelque chose de soi (croyance ou force vitale). Quand l’horreur devient omniprésente, journalière, montrée sur les écrans de télévision, pour se protéger, on peut soit banaliser (ce n’est pas possible d’être sans cesse interpellé) soit se dissocier par un processus intellectuel.
Un intervenant : le rapport au réel et l’identification par rapport à l’image
JCD le réel est quelque chose d’insaisissable, quelques soient les moyens d’investigation scientifiques mis en œuvre : cela ne se réduit pas à l’image, aux mesures ; il y a toujours quelque chose qui résiste derrière et qui a une profondeur insaisissable. Dans le réel, il y a quelque chose au-delà de l’image.
Un intervenant : il n’y a que des interprétations par rapports aux images..
JCD c’est angoissant parce que trop d’insécurité, trop de violences montrées par les médias créent un sentiment d’insécurité qu’ils entretiennent.
Un intervenant : il y a un mode d’appropriation du réel qui peut être dangereux car il s’appuie sur des modes logiques : dans les cas les plus dramatiques, je pense à la deuxième guerre mondiale : les nazis étaient pris dans des logiques qu’ils subissaient.
JCD c’était le règne de l’ego. Les études les plus intéressantes que j’ai lues sur le régime nazi font état de ce mode de pensée hyper opératoire.
Une intervenante : difficulté de vivre dans la société actuelle (image de soi, réussite, narcissisme…) l’être humain change beaucoup.
JCD on ne peut pas réduire l’être humain à une définition simple. Pour éviter le piège du narcissisme, il ne faut pas se laisser trop diriger par ses idées, car derrière Narcisse, il y a quand même un idéal que l’on se fait de soi, mais il faut rester centré sur ici, maintenant, ce que l’on éprouve etc.. Dès que l’on est dans des projections, on est téléguidé non pas par l’environnement quotidien mais on se met au service parfois d’idéologies : ce peut être d’ailleurs notre propre idéologie.
Un intervenant : quel est le processus de construction de l’estime de soi ? la confrontation aux autres intervient, donc il faut se situer par rapport à sa propre image. On :est continuellement en confrontation avec l’image que nous renvoient les autres.
JCD l’’estime de soi : quelque chose qui serait une estime de soi réelle et non pas prisonnière de l’image que l’on donne aux autres, ce pourrait être l’objet d’une autre conférence car on n’est plus dans l’ego. On est dans quelque chose qui a à voir avec l’image qu’on donne aux autres mais aussi avec quelque chose d’interne, qui résiste aux attaques et aux critiques, quelque chose de suffisamment solide qui peut se permettre de ne pas être toujours d’accord, de ne pas être toujours aimé et bien vu.
PM je voudrais repartir de l’estime de soi, parce que l’estime de soi est indispensable pour vivre et pour échanger, pour avoir une relation. Il faut un minimum d’estime de soi. Pour acquérir cette estime de soi, on est obligé de se regarder dans un miroir, mais ce n’est pas seulement le miroir de Narcisse – c’est l’identification de son moi, un moi que l’on veut de plus en plus solide, protégé, audacieux dans la relation à l’autre ; il ne s’agit pas de se faire continuellement absorbé, il faut être soi-même. L’ego est quelque chose de magnifique dans la mesure où il nous permet d’être et d’être avec les autres. C’est là que se situe le rapport à la spiritualité, être c’est échanger, vivre, être avec autrui, ne pas renoncer à ce que l’on pense vraiment et ne pas se laisser envahir par des idées parfois étouffantes.
RK par rapport à cette projection inévitable y compris dans la vie spirituelle : Dieu nous a créés à son image et sa ressemblance mais pour savoir quelle est la copie, il faut savoir quel est l’original et on n’y a accès que de façon fragmentaire. Un intervenant : si on admet que notre vie est le résultat d’un don, si on nous a donné quelquechose on est redevable de celui qui nous a donné.
JCD dans mes consultations je vois des parents qui ont une relation avec leurs enfants où rien n’est gratuit. Tout est donné sous conditions : c’est le meilleur moyen de créer des narcissiques. Pour un enfant, c’est terrible de devoir se construire ainsi.
Une intervenante : vous disiez que nous étions appelés à laisser de plus en plus de place au Christ dans notre vie, mais nous ne sommes pas tous appelés à la même mission. Il faut bien se connaitre pour savoir à quoi on est appelé.
RK cela renvoie au réel qui est multiple et qui est toujours à interpréter ; du point de vue psychologique, nous avons accès à une certaine connaissance du réel de nous-mêmes mais la somme de ces connaissances ne va jamais épuiser la totalité de ce que nous sommes et nous basculons, avec la terminologie qui décrit bien la différence du côté du mystère. Pour appréhender le réel qui est à interpréter sous le mode logique (il y a toujours une logique qui précède l’interprétation du réel et qui permet d’accéder au réel ; mais appréhender ce réel sous le mode d’une logique qui soit une logique de comparaison - en quoi le réel que je découvre en moi grâce à la lumière de Dieu – cela permet d’entrer dans un réel avec un autre réel, mais cela ne garantit pas d’échapper à la logique opératoire qui peut construire des modes de relations malgré tout, selon les mots utilitaristes. Ce n’est pas ce qui est désigné, je reviens sur une logique qui est fondée sur le principe de dons. Chacun a des dons plus ou moins clairement identifiés (compétences, capacités) et qui nous mènent dans une direction ou dans une autre et donc il est important de les identifier. Il y a un autre niveau ou une autre partie du réel que le croyant découvre comme réellement existante sous le mode opératoire de la création continue quand il s’agit d’accueillir le charisme qui n’est qu’un don de Dieu. Ce n’est pas seulement quelque chose qui me serait donné dès la naissance et que je développerai dans le désir de tendre vers l’harmonie de moi-même pour être bien connecté avec moi, mais c’est à partir de cette vitalité que je découvre par les yeux de ma foi dans la source que j’appelle Dieu. A partir de là j’accède au réel de moi-même et au réel de l’autre de façon extrêmement dynamique. Je ne suis pas en train de constater la réalité des choses, je suis en train de constater la créativité du monde, ce mouvement en train de naitre en moi-même et en l’autre. Je ne sais pas si cette vision que je viens de décrire est compatible avec la vision purement psychologique car dans cette dimension, il y a aussi de la dynamique.
JCD : la différence fondamentale : la vie est un don mystérieux, gratuit ; le principe de vie est caractérisé par le fait que les choses sont toujours en mouvement, la vie va toujours vers plus de différences. Le monde vivant se complexifie en permanence. Dans une faille, le principe de vie c’est que les enfants soient différents des parents, qu’ils acquièrent des compétences singulières : la vie ne se répète pas comme un processus automatique mais va au-delà du génétique. Dans le principe de mort, il s’agit que les choses soient identiques, stéréotypées, un processus massifiant, uniformisant, réducteur.
Un intervenant : notre vie n’est elle pas de plus en plus déshumanisée ?
JCD tout ce qui fait que le rapport à l’autre n’est plus dans une relation singulière déshumanise. (le fonctionnaire et celui qu’il reçoit sont des personnages landa) c’est souvent blessant par rapport à l’autre. Cette société qui perd ses valeurs et ses repères va être entrainée dans un processus où ce n’est pas forcément le vivant qui va l’emporter.
Une intervenante rappelle la Tour de Babel…
RK il y a des phases dans le processus de vie dans nos civilisations telles qu’on les connait. On y a accès avec des moyens de plus en plus affinés et on se rend compte qu’à notre époque, cette face qui semble être cachée se rend visible et devient plus présente, elle nous est jetée à la figure avec beaucoup d’insolence, insolence commerciale et calculable, mais je défends la thèse qu’à toute époque, ce genre de manifestation contraire à la vie est présente. C’est le moyen qui diverge, c’est la possibilité d’y accéder qui n’est pas la même. Mais se voir mourir à petit peu est-ce pire ou non que d’être tué directement. A partir de là, tant que je suis vivant, j’ai la possibilité de réfléchir et de me défendre La tour de Babel est excessivement évocatrice. C’est probablement la première différence entre la société industrialisée et la société qui vit du contact le plus naturel avec la terre comme lieu de vie, et de ressources. On est là dans un autre registre celui qui fait passer par le mode opératoire logique implacable.
Un intervenant : dans une famille, l’enfant unique n’a-t-il pas tendance à développer son ego ?
RK En Chine, l’enfant unique pose problème dans la société de consommation à /laquelle ils ont désormais accès, du point de vue psychologique : le taux de suicides chez les 8/12 ans est important.
JCD je vois cela en consultation. On a toujours pensé que l’enfant unique avait un statut de privilégié. Un enfant de la société moderne est l’objet de toutes les attentes, de toutes les espérances des parents : Il doit être parfait, c’est un fantasme : les parents veulent donner naissance à un enfant parfait. L’enfant est peut être le roi, mais à quel prix ?
RK on observe aujourd’hui une nouvelle tendance par rapport à la natalité : des enfants qui naissent de parents très jeunes (aux Etats unis actuellement) contrairement à la tendance qui faisait que les enfants naissaient de parents plus âgés.
Une intervenante : c’est difficile d’accepter la différence et de la vivre…
JCD c’est renoncer à la toute puissance…
Un intervenant : en perdant sa propre identité, on perd aussi sa foi en quelque chose.
RK Renoncer à soi dans la vie spirituelle chrétienne, c’est quelque chose qui s’inscrit au cœur même de la démarche spirituelle. On renonce à soi, à quelque chose qui empêche d’advenir à soi-même, sauf qu’en régime chrétien, advenir à soi-même, cela oblige d’integrer et prendre en considération les réalités de tout autre, que lui seul est tout puissant. On renonce à la toute puissance personnelle, mais on ne renonce pas à la toute puissance de Dieu. On ne renonce pas à une rencontre interpersonnelle identifiée dans une relation entre le ‘’je’’ de Dieu qui dit ‘’je suis celui qui es ‘’et mon ‘’je’’ à moi que je mets en jeu dans cette relation. Je suis alors dans un lien qui me libère des entraves du super ego ; cela me protège par le fait que je suis relié, je ne suis pas laissé à ma propre solitude. Ce que je crains, moi le croyant, c’est quelqu’un qui ne l’est pas. Qu’est-ce qu’il a comme lien de vie en dehors du lien avec sa propre solitude ? Donc, en tant que croyant, j’accède à ce mystère de Dieu qui me permet de me libérer des entraves de mon ego au sens négatif du terme, mais en même temps, cela me permet de faire grandir autre chose dans cet ego qui est effectivement l’identité que j’acquière dans ma relation avec Dieu en tant qu’enfant de Dieu. Je suis structuré au moyen d’une relation filiale. Je retrouve cela dans le baptême : celui qui baptise met en jeu son propre soi qui est un soi à la fois de croyant relié au mystère de Dieu et en même temps le soi qui n’est pas dépourvu de son ego. C’est celui là qui accomplit l’acte mystérieux du baptême et il l’accomplit avec tout ce qu’il est. C’est dans cette dynamique qu’il accomplit le geste du baptême pour signifier que ce n’est pas seulement symbolique : c’est la réalité de Dieu qui s’ouvre à ce moment là dans la vie de celui qui est baptisé. Il y a un va et vient entre ce ‘’je ‘’ de celui qui agit et le ‘’je ‘’ de l’autre qui est nommé par son prénom. Dans ce geste, il y a quelque chose de très fort à propos de l’ego et de soi.
JCD : ce rite du baptême, c’est un rite de mort et de renaissance : mourir à une entité pour en endosser une autre. Cette mort et cette renaissance ne sont possibles qu’à travers l’amour. C’est l’expérience d’une rencontre authentique et profonde d’amour avec l’autre qui peut nous faire mourir pour renaitre à une autre identité. Rk c’est ce qui se passe dans le baptême et à ce moment là on mesure l’importance du nom de baptême. C’est une nouvelle identité qui est donnée etla surprend souvent les parents ; ce nom peut être différent de celui de l’état civil. Il ne s’agit pas là d’enregistrer la vie civile mais la vie spirituelle, donc une autre manière d’être relié que par l’affection physique. Sur ce plan là aussi, on change d’ego au sens du soi (parce qu’il y a une mort entre les deux) L’enfant ne s’en rend pas compte ; c’est pour les parents et pour ceux qui sont conscients. Dans le cas de baptême d’adultes, eux suivent la préparation. Ils voient comment ils accèdent vers le mystère pour être totalement submergés par ce mystère. Ils vont comprendre qu’ils entrent dans une relation de gratuité où ce qui est seulement à maitriser c’est leur manière de se situer dans le temps et dans l’espace de leur vie physique sur terre, pour pouvoir le mieux possible répondre à ce nom qui leur sera offert. PM vous avez laissé entendre que pour les croyants, on pouvait accepter la mort, que ce pouvait être un espoir, mais pour les autres quand on y réflécchit, s’ils achèvent leur vie tranquillement, ils sont relativement fiers d’eux, s’ils sont restés fidèles à des valeurs, c’est-à-dire un idéal ou une idéologie quelconque. Très souvent des laics qui ne veulent pas se déclarer croyants, il y a toujours ce besoin de croire à l’immortalité, on ne veut pas mourir pour rien. RK même si on meurt pour une projection de soi même identifiée dans des valeurs. PM la mort est toujours niée quelque part. JCD sous une autre dimension, la pulsion de vie nous pousse à transmettre. Le sentiment qu’ont les hommes d’avoir accompli leur mission, c’est d’avoir réussi à transmettre RK je reviens à ce ‘’soi’’, ce ‘’je’’ dans la vie spirituelle quand il s’agit de transmettre la vie au sens de délier les entraves qui empêchent la vie. J’ai toujours été frappé par la formule latine ‘’ ego te absolvo’’. Celui qui parle, ce n’est pas l’égocentrique, c’est celui qui est le mieux disposé pour accueillier et ensuite transmettre la vie pour délier. Il y a quelque chose de la pulsion de la transmission. On transmet la vie : c’est un pouvoir incroyable. Dans toutes nos situations de transmission, nous avons ce pouvoir qui engage notre ‘’je’’, c’est un pouvoir qui sert de passeur. Cet ‘’ego te absolvo’’ est une manière de dire : la vie continue, la vie est plus forte que la mort , que toutes les pulsions de mort sous une forme ou sous une autre. Il s’agit là de réactiver la force vitale interne, non pas comme potentielle, mais comme réellement existante et qui n’agissait pas forcément là où on pouvait s’attendre la voir agir. On libère le désir et la relation avec le mystère.
JCD c’est un peu le travail du psy également. J’a toujours trouvé que si la thérapie psychiatrique était bien conduite, honnêtement, ce type de soins par rapport à l’autre, elle n’était pas complètement éloignée de la vie spirituelle : le soin à l’âme humaine (ses problèmes affectifs, intellectuels), l’autre dans toute sa dimension et pas sur le plan mécanique. Un simple médicament ne peut pas suffire. Il y a l’accueil dans un lieu neutre et bienveillant pour leur signifier que je suis là pour prendre en compte sa souffrance et l’aider, c’est-à-dire le libérer de quelque chose. Certains de mes confrères ont un type d’approche plus intellectuel. Mais écouter l’autre, c’est l’écouter avec une présence, avec bienveillance, avoir une présence d’écoute à l’autre, sinon il n’y a aucune action thérapeutique.
PM Ecouter l’autre, c’est l’essentiel. C’est avoir la fonction de permettre à l’autre d’exprimer quelque chose. C’est être là, donner à quelqu’un la possibilité d’exister au présent. S’occuper des personnes en fin de vie, être avec eux, c’est juste être là, leur permettre d’exprimer encore, c’est-à-dire de vivre, de se sentir au présent, exister : cela ne va pas plus loin, mais c’est l’essentiel.
JCD peu importe ce que j’entends ; la relation à l’autre, c’est une qualité de présence, centrer son attention, être suffisamment présent à soi et à l’autre pour pouvoir ressentir un peu d’empathie et parfois aussi être là pour le retenir.
RK pour revenir au cœur de nos échanges sur le don ; peu importe ce que l’on a compris dans une relation, mais à partir du moment où on a mis à la disposition de l’autre le meilleur de nous-mêmes, pour être en relation, qu’importe ce qu’il dit et comment il le dit, dans des situations aussi extrêmes que l’approche de la mort. Je ne suis pas là comme un miroir insensibe, mais avec ma présence pour susciter et soutenir la parole, et la vie au présent de cette phase là, et évidemment l’ego au sens négatif du terme se retire au maximum.
Dans nos échanges préparatoires de cette conférence, pour matérialiser l’ego qui s’enferme sur lui-même, qui reste dans la toute puissance, nous avions évoqué la figure de Superman, ou Spiderman. En contre partie, nous avions évoqué Tintin pour représenter le besoin de relations, et l’empathie.